Saturday, July 11, 2015

Reprise de ce blog

Je reprends ce blog après plus de cinq ans d'absence. Beaucoup d'événements ce sont produits depuis que nous avons dû à regret quitter le Japon le jour anniversaire de mes 65 ans. J'ai eu la douleur de perdre ma mère en juin 2010, dans sa 94ème année, et mon épouse de 43 ans en juillet 2014, deux disparitions qui m'ont longtemps déstabilisé. Nous avions appris en août 2012 que Candice était atteinte d'un mésothéliome, un cancer de la plèvre dû à une exposition à l'amiante, au pronostic toujours fatal. Elle a souhaité être traitée en Californie, où elle a reçu en particulier à UCLA des soins exceptionnel de la part du Dr. Robert Cameron, un spécialiste reconnu de cette affection à laquelle il se consacre totalement depuis des années. Candice a fait preuve d'un courage et d'une abnégation qui ont fait l'admiration de tous, ne renonçant qu'au dernier moment à se battre, alors que les douleurs devenaient intenables. Elle a choisi de s'éteindre dans la maison de son enfance à Salinas, ayant refusé tout acharnement qui n'aurait eu aucun sens. Candice n'a pas souhaité de cérémonie, religieuse ou autre. Par contre, elle avait exprimé le souhait que ses ami(e)s les plus proches se retrouvent à la Church of the Wayfarer à Carmel, là même où nous nous sommes mariés le 5 septembre 1971, pour évoquer son souvenir. Nous nous sommes ainsi retrouvés le 3 juillet 2015, jour anniversaire de sa mort, pour une célébration de sa vie qui s'est poursuivie au Cypress Inn, en traversant la rue. Candice était une personne exceptionnelle par sa bonté et son dévouement, qui a jusqu'au bout été en contrôle de sa vie. Elle a mené la vie qu'elle voulait, ayant à Salinas refermé le cercle, après avoir séjourné dans le monde entier: la Californie, la France, le Mexique, l'Asie du Sud-Est, le Japon. Elle avait conservé du Japon, en particulier, un souvenir émerveillé qui l'a accompagnée jusqu'au bout. Elle m'aura donné comme preuve de son amour deux beaux garçons, aujourd'hui des hommes accomplis, dont elle était si fière et qui m'ont aidé à surmonter cette terrible épreuve. Comme elle l'aurait souhaité, j'ai repris mes activités d'enseignement et de recherche. Je travaille à un ouvrage sur l'éthique de l'ingénieur, un domaine mal connu en France, auquel je m'étais intéressé depuis 1984 alors que j'étais professeur à l'Université de Californie et avais introduit le premier cours sur le sujet. Mon intérêt pour ce sujet est d'autant plus ironique que l'amiante, responsable du cancer qui a emporté candice, en constitue un chapitre important. Le danger de l'amiante était connu depuis les années 1920, ce qui n'a pas empêché les industriels d'exposer sciemment travailleurs et consommateurs toutes ces années. Des procès retentissants entrepris aux Etats-Unis dans les années 60 ont donné lieu à des réparations conséquentes, qui ont conduit certains à la faillite et convaincu les autres de renoncer à l'usage de l'amiante. Il n'en a malheureusement pas été de même en France (où nous pensons que Candice a été exposée lors de travaux de rénovation entrepris entre 1976 et 1977), où des industriels comme Saint-Gobain ou Lafarge ont impunément continué à faire appel à l'amiante jusqu'à son interdiction dans les années 1990. Il est d'ailleurs toujours impossible d'obtenir en France réparation pour les terribles souffrances causées par l'amiante autrement qu'au travers d'un fonds, le FIVA, qui a été mis en place à cet effet. Contrairement aux Etats-Unis et à d'autres pays industrialisés, toutes les tentatives pour faire condamner par la justice les industriels responsables ont échoué, confortant l'arrogance et le cynisme des industriels responsables. Je vais tâcher dans ce blog de partager mes réflexions au fil des jours, en toute simplicité.

Sunday, June 14, 2009

Le diable en France

Chez nous, en Allemagne, quand quelqu'un vivait confortablement, on disait qu'il vivait comme Dieu en France. Cette expression signifiait probablement que Dieu se sentait bien en France, qu'on y vivait librement et qu'on y laissait vivre les autres, que l'existence y était facile et confortable. Mais si Dieu se sentait bien en France, on pouvait dire également, précisément en vertu de cette conception du monde assez insouciante, que le diable n'y vivait pas mal non plus. Pour qualifier leur indifférence, dans la vie courante, les Français utilisaient volontiers l'expression de je-m'en-foutisme. Je ne crois pas que notre malheur soit dû à de mauvaises intentions de leur part, je ne crois pas que le diable auquel nous avons eu affaire en France en 1940 ait été un diable particulièrement pervers qui aurait pris un plaisir sadique à nous persécuter. Je crois plutôt que c'était le diable de la négligence, de l'inadvertance, du manque de générosité, du conformisme, de l'esprit de routine, c'est-à-dire le diable que les Français appellent le je-m'en-foutisme.
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Je me suis rendu compte que la France si libre et individualiste possédait une bureaucratie encore plus développée [que l'Allemagne ou l'Union soviétique], atténuée seulement par la tendance au laisser-aller et à la négligence dont font preuve les fonctionnaires français.
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Il faudrait prévoir une formation et une sélection rigoureuses des agents de l'administration. Les fonctionnaires français, par exemple, étaient affreusement mal payés et rien moins que sélectionnés. Ils étaient corruptibles et ne se montraient pas à la hauteur de leur tâche. Leur indolence, leur vénalité, leur routine absurde ont été parmi les facteurs qui conduisirent à la défaite de la France.

Lion Feuchtwanger, Der Teufel in Frankreich, Aufbau-Verlag Berlin und Weimar 1982
(traduction française Belfond 1996)

Friday, May 1, 2009

Alterite des japonais: le regard des jesuites

Jacques Proust, L'Europe au Prisme du Japon XVIème-XVIIIème siècle, Albin Michel, 1997

Valignano [dans le rapport d'inspection qu'il fit au terme de sa tournée au Japon de 1579-1582 en compagnie du Père Fróis] a été frappé comme Fróis, par l'altérité radicale des Japonais. Ils ne sont pas meilleurs, ni pires que les Européens, mais vraiment autres: "Ils ont [des] rites et coutumes si différents de toutes les autres nations qu'on dirait qu'ils ont tout fait pour ne ressembler à aucune autre." "Les particularités et le mode de vie du Japon sont contraires en tout, non seulement à nos coutumes et à nos manières de faire, mais même à notre nature.""La très grande différence [qui est] entre les uns et les autres [...]ne nous paraît pas accidentelle, mais intrinsèque et fondée dans la nature, car les différences de jugement et de sensibilité sont si frappantes que ce qui paraît bien aux uns déplaît aux autres."

L'ensemble des informations recueillies sur le terrain par son compagnon et par lui forment un tout complexe mais cohérent; il ne se sent pas capable, ignorant lui-même la langue et n'ayant sejourné que quelques années au Japon, de formuler le principe d'intelligibilité de cet ensemble, de hiérarchiser au moins et de structurer les observations faites, mais il a l'intime conviction que cette civilisation étrange n'est pas moins ordonnée et réglée que celle de l'Europe. "De voir que tout va à l'envers de l'Europe et qu'ils aient su organiser leurs rites et leurs coutumes en un système si raisonnable de civilisation pour qui sait le comprendre, n'est pas un médiocre motif d'admiration."

Pour qui sait le comprendre: tout est là. L'une des règles qui s'imposaient à toute la Compagnie de Jésus était "de ne penser ni parler en mal des coutumes et de la manière de procéder des nations étrangères à la sienne propre". Adopter à l'égard de l'altérité japonaise une attitude purement empathique ne permet pas de la "comprendre". Il faut aller plus loin, vivre avec les Japonais, comme eux, s'efforcer, si difficile que cela soit, de penser et de sentir comme eux. Il est significatif que dans le chapitre XVI du Sumario ("Moyens à prendre pour conserver l'union entre les Frères et les dogicos japonais, et les nôtres qui viennent d'Europe"), Valignano n'évoque la nécessité d'apprendre la langue qu'en quatrième position, après l'accoutumance de la sensibilité, l'apprentissage du contrôle de soi et celui de la politesse.

Valignano Alexandre, Les Jésuites au Japon. Relation missionnaire (1583), traduction, présentation et notes de J. Bésineau, Desclée de Brouwer, Paris, 1990
Fróis, Luís, Traité sur les contradictions de moeurs entre Européens et Japonais, traduit du portugais par Xavier de Castro, préface de José Manuel Garcia, chronologie et notes de Robert Schrimpf, Éditions Chandeigne, Paris, 1994

Le texte du "Traité où l'on trouve de manière très succinte et abrégée quelques contradictions et différences de moeurs entre les Européens et les habitants de cette province du Japon" du Père Fróis n'a été redécouvert qu'en 1946 à la Bibliothèque royale de l'Académie d'histoire de Madrid par Josef Franz Schütte, s.j.

Le Père Frois, arrivé en 1548 à seize ans à Goa, resta au Japon de 1563 à 1597. Il commença son activité missionnaire dans l'île de Takushima, au nord-est de Kyûshû et mourut en 1597 à Nagasaki.